FÉV. 2024

Le beau mot de
« gratitude »

Intellectuel curieux, esprit libre, Pierre Assouline partage ses réflexions personnelles : gratitude, du mot aux actes.

Un jour, se trouvant à Jérusalem pour une cérémonie familiale, le nageur olympique Alfred Nakache disparut soudainement sans laisser de traces. Vingt-quatre heures après, il réapparut. Comme ses neveux et nièces le harcelèrent aussitôt de questions lui demandant où il était passé, il répondit simplement : « À Bethléem ». Alors qu’ils insistaient pour en savoir davantage, il précisa : « Juste pour retrouver un prêtre que j’avais connu pendant la guerre. Une fois, au camp, il m’a donné un morceau de pain. Je voulais lui dire que j’étais vivant et lui dire merci ».

Chaque fois que ce dialogue me revient en mémoire, je me demande à quoi peut bien ressembler la gratitude dans la vie ordinaire, notamment dans le milieu culturel que je fréquente le plus souvent. Me revient alors ceci…

Un soir d’octobre 1999, alors que ma matinale du lendemain sur France Culture était bouclée, tomba la nouvelle de la disparition de l’écrivaine et dramaturge Nathalie Sarraute. Il fallut tout chambouler. Trouver un autre invité. Le convaincre de se lever si tôt. Isabelle Huppert eût été l’idéal. Je tentais vers 23h. Elle décrocha et n’hésita pas un instant : « Vous pouvez compter sur moi. » Le lendemain, quelques minutes avant sept heures, elle débarqua dans le studio quasiment en pyjama et baskets sous son grand manteau. Claustrophobe, elle ne supportait pas l’ascenseur. Ayant donc gravi les huit étages doubles de la Maison de la Radio à Paris, donc les seize étages, il lui fallut reprendre son souffle avant de témoigner de la grande dame qu’était Sarraute, livrant une analyse pointue de son univers. Elle n’avait pas joué ses pièces mais elle en était une lectrice assidue, s’estimant reliée à elle par son habitude de la lire à haute voix pour elle seule. Puis, sans même s’en faire prier, elle sortit sa Pléiade de sa poche et lut des extraits. Comme je la raccompagnais à l’escalier pour la remercier vivement, elle me dit simplement : « Elle m’a tant donné, je lui devais bien ça ».

Gratitude, l’un des plus beaux mots de la langue française.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages, Pierre Assouline est à la fois journaliste, romancier, biographe et enseignant à Sciences Po Paris, où il participe à la chaire d’écrivain en résidence soutenue par Karen et Michel Reybier. Membre de l’Académie Goncourt, il a reçu le Prix de la Langue Française en 2007.

Cet article est un extrait de La Réserve Magazine N° 30 by Michel Reybier Hospitality, que vous pouvez consulter en ligne ici.